Quelle réforme, dans un contexte d’harmonisation des programmes ?

Le ministère de l’éducation nationale annonce, à travers un communiqué en date du 3 février 2023 que « le processus de révision des programmes, plus globalement la révision des curricula, a démarré par la mise en place du dispositif organisationnel depuis l’année scolaire 2021/2022 », comme pour couper court à toute velléité de penser qu’il cède à la pression de certains élèves. Mais il n’en indique nullement les fondements. Qu’à cela ne tienne. Les réformes curriculaires ne sont pas des jeux d’enfant. Les modifications des contenus et/ ou des méthodes d’enseignement émanent généralement de mutations intervenues au plan international, dans le domaine de l’éducation et de la formation, et sous-tendues par des réformes administratives, avec des implications pédagogiques, à travers des lois et des textes législatifs tels que des lois d’orientation de l’éducation nationale.
L’avènement de l’Education sénégalaise 2 : Jusqu’au lendemain de l’accession de notre pays à la souveraineté internationale, l’enseignement était régi par l’arrêté 2576 du 22 Août 1945 et les décrets 59-109 et 59-158 d’août et septembre 1959. Comme dans plusieurs autres pays africains, l’enseignement était alors caractérisé principalement par la ruralisation de l’école. La première réforme de l’enseignement est intervenue en 1962, avec les deux circulaires 11. 450 du 8 octobre 1962 et 13. 550 du 14 octobre 1962, dénommées « Education sénégalaise n°2 ». Cette révision des programmes et horaires hérités de la colonisation ne relevait que de la volonté de les adapter aux réalités sénégalaises, avec des changements introduits dans les disciplines telles que la morale, la vie civique, l’histoire et la géographie, ainsi que l’éducation sanitaire, qui « tend à améliorer l’état sanitaire du peuple sénégalais tout entier et à augmenter parallèlement son potentiel de productivité ». (Circulaire n°13. 550 du 14-11-1962) La question de la langue a aussi occupé une place importante dans l’élaboration de « l’Education Sénégalaise n°2 ». De ce fait, le français, considéré avec le calcul comme des disciplines instrumentales, a plutôt été renforcé. Le Centre Linguistique Appliqué de Dakar (CLAD) a été créé en 1963, pour promouvoir un enseignement du français tenant compte du contexte sénégalais, autrement dit, adapter l’enseignement du français en Afrique occidentale et plus particulièrement au Sénégal. Le principe était d’enseigner selon les méthodes de l’enseignement d’une langue étrangère. Pour tenir compte des lois des théories issues de la linguistique, le CLAD a proposé la méthode dite « Pour parler français ». Mais l’organisation du système éducatif héritée de la colonisation n’était pas concernée par cette première réforme de l’enseignement.
La restructuration du système éducatif et l’adoption de l’entrée par les contenus : La première Loi d’orientation de l’Education nationale a été adoptée en 1971 sous le numéro 71-36 du 3 juin 1971, et a consacré la deuxième réforme de l’enseignement. Elle définit à l’article 8 du Titre III, une nouvelle structuration du système éducatif comme suit : ‟L’enseignement est dispensé à des niveaux différents, fixés ainsi qu’il suit selon l‘âge et le niveau de connaissance recherché : l’éducation préscolaire, l’enseignement élémentaire, l’enseignement moyen, l’enseignement secondaire et l’enseignement supérieur”. Et précise à l’article 11 que ‟l’enseignement moyen général, l’enseignement moyen technique et l’enseignement moyen pratique fait suite à l’enseignement primaire élémentaire et prépare soit à l’enseignement secondaire, général, technique ou professionnel, soit à l’insertion dans la vie active”. Ce qui montre que l’ambition du Sénégal était déjà de former d’éventuels professionnels qui pourraient entrer dans le marché du travail dès la fin du cycle moyen, les autres poursuivraient leurs études en intégrant l’enseignement secondaire général, technique ou professionnel. Grâce aux décrets d’application n° 72-861 (enseignement primaire élémentaire), n° 72-863 (enseignement moyen général) et n° 72-864 (enseignement secondaire général) du 13 juillet 1972, les programmes ont été révisés sous forme de listes de contenus matières répartie selon les niveaux, et devaient être enseignés selon une nouvelle méthode pédagogique qui est l’approche par les contenus. Il s’agit d’une « méthode expositive privilégiant l’enseignement au détriment de l’apprentissage », d’un art fondé sur la « divination des intentions ». Elle a été longtemps maintenue, malgré quelques réaménagements timides fondés sur le souci de terminer les programmes prescrits, mais aussi d’harmoniser les contenus enseignés en vue d’une plus grande équité lors des évaluations certificatives (cf. Avant-propos du programme de SVT de 2008).
L’adoption de la pédagogie par objectifs : L’année 1980 avait été marquée par une grave crise scolaire ponctuée par des grèves répétées. Le principal syndicat d’enseignants de l’époque (SUDES), réclamait à côté de revendications salariales, une réforme profonde du système d’éducation. Dénonçant à la fois « le caractère élitiste, les faibles performances et l’orientation extravertie du système en place », le mouvement syndical posait l’exigence de construire « une nouvelle école démocratique, nationale et populaire ». Pour désamorcer le syndrome de la contestation syndicale assez vive dans les foyers traditionnels comme celui de l’éducation, mais encore prévenir les mouvements introduits par les plans d’ajustement, le Président Abdou Diouf convoque les Etats généraux de l’éducation et de la formation (EGEF) les 28, 29, 30 et 31 janvier 1981. Ayant regroupé les représentants de toutes les couches et de toutes les tendances de la population sénégalaise, ils ‟se sont faits l’écho d’un profond malaise, pour ne pas dire d’une crise traversant l’ensemble de notre Ecole ressenti par tous les acteurs de l’éducation : élèves, parents d’élèves et enseignants”, et ont constaté que ‟notre école se trouve mal adaptée aux réalités nationales dominées par les exigences de développement”. Ils conclurent à la nécessité d’une ‟réforme radicale de notre système éducatif, dans la perspective d’une nouvelle école plus conforme aux aspirations profondes du peuple sénégalais, à la maîtrise des conditions scientifiques et techniques de notre développement intégral”. Puis, la réflexion menée par la Commission nationale de réforme de l’éducation et de la formation (CNREF) a permis de tracer les grandes lignes de l’Ecole nouvelle, en opposition à l’Education sénégalaise n°2. Les propositions de réforme des EGEF, approfondies et précisées au cours des travaux de la CNREF, ont été soumises au Président de la République et, pour la plupart, retenues par le Gouvernement.
En mars 1990, la Conférence mondiale sur l’Education pour tous (EPT) réunie à Jomtien, après les constats que plus de 100 millions d’enfants n’achèvent pas le cycle éducatif de base d’une part, et que des millions d’autres « le poursuivent jusqu’à son terme sans acquérir le niveau de connaissances et de compétences indispensable », a adopté la Déclaration mondiale pour l’EPT, qui recommande de « mettre l’accent sur la réussite de l’apprentissage » (UNESCO, 1990). Il est alors admis que « les méthodes actives, fondées sur la participation, sont particulièrement aptes à assurer cette acquisition » (op. cit.). Il s’agit de la pédagogie par objectifs (PPO), qui va remplacer l’approche par les contenus jusque-là en vigueur.
La Loi n° 91-22, adoptée par l’Assemblée Nationale en sa séance du mercredi 30 janvier 1991, et promulguée par le Président de la République le 16 février 1991, a été fortement inspirée par les propositions de réforme de la CNREF et la Déclaration mondiale pour l’EPT. Fixant les nouvelles orientations de l’éducation nationale, elle décline les objectifs de la politique de l’éducation nationale et établit ses principes de fonctionnement. Ainsi, notre pays ambitionnait d’améliorer l’efficacité interne et externe du système éducatif, d’une part ‟en établissant entre les différentes filières et les différents paliers de l’éducation les passerelles permettant les réorientations et les promotions souhaitées et jugées légitimes”, et d’autre part ‟en assurant une formation qui lie l’école à la vie, la théorie à la pratique, l’enseignement à la production, conçue comme activité éducative devant contribuer au développement des facultés intellectuelles et de l’habileté manuelle des enseignés, tout en les préparant à une insertion harmonieuse dans la vie professionnelle”. Un nouvel organigramme du système éducatif est défini, avec un cycle fondamental (subdivisé en une éducation préscolaire et un enseignement polyvalent unique, comprenant successivement un enseignement élémentaire et un enseignement moyen), un cycle secondaire et professionnel et un enseignement supérieur. A la fin du cycle fondamental, l’élève est muni des éléments essentiels pour son adaptation ultérieure à la vie professionnelle. Il accède le cas échéant au cycle secondaire et professionnel”. Les programmes scolaires ont été réécrits sous la forme d’arbres des objectifs pédagogiques, conformément à la PPO qui remplace désormais l’entrée par les contenus.
La scolarisation universelle : En 2000, il y a eu d’abord le Forum mondial sur l’éducation tenu à Dakar, sous l’égide de l’UNESCO du 26 au 28 avril, pour décider que d’ici 2015, tous les enfants, notamment les filles, les enfants en difficulté et appartenant à des minorités ethniques, aient la possibilité d’accéder à un enseignement primaire obligatoire et gratuit de qualité et de le suivre jusqu’à son terme. Ensuite, en septembre les Nations Unies ont adopté 14 objectifs du millénaire pour le développement (OMD), dont le n°2 vise à : « assurer l’éducation primaire pour tous » à l’horizon 2015, et de «donner à tous les enfants, garçons et filles, partout dans le monde, les moyens de terminer un cycle complet d’études primaires » . Le Sénégal, à l’instar des pays africains a défini une ‟Lettre de Politique Générale du secteur Education/formation” pour la période 2000-2017, dont l’objectif primordial est « l’universalisation de la scolarisation à l’élémentaire à l’horizon 2010 ». Il s’agit du Programme décennal de l’Education et de la Formation (PDEF) 2000-2010, qui visait trois objectifs stratégiques : élargir l’accès à l’éducation tout en corrigeant les disparités géographiques, sociales et de genre ; accroitre la qualité de l’offre éducative et la pertinence des apprentissages ; et promouvoir une gestion cohérente, moderne, décentralisée, efficace et efficiente du système éducatif dans son ensemble.
En 2004, notre pays est passé à « l’obligation scolaire de dix (10) ans », grâce à la Loi n° 2004-37 du 15 décembre 2004, c’est-à-dire pour tous les enfants de 6 à 16 ans, avec une gratuité dans les établissements publics. Ainsi, tous les enfants sénégalais âgés de 6 ans doivent être inscrits gratuitement dans les établissements publics et y rester jusqu’en classe de troisième, c’est-à-dire à la fin du cycle fondamental. Les parents dont les enfants appartiennent à cette tranche d’âge auront donc l’obligation d’inscrire leurs enfants à l’école publique ou privée et de veiller à leur assiduité. Et, sur des bases législatives, comportant des dimensions à la fois pédagogique et didactique, des programmes scolaires ont été nouveau réécrits. En outre, des pays africains ont démarré des initiatives d’harmonisation de leurs programmes scolaires et d’équivalence des diplômes, dans une dynamique d’intégration et de mobilité des apprenants dans l’espace sous régional.
L’adoption de l’APC et l’harmonisation des programmes : L’évolution des Sciences de l’Education et des résultats de la recherche en didactique générale et en didactique des sciences ont conduit à une « réforme des curricula fondée sur l’approche par les compétences (APC) afin d’orienter les activités d’apprentissage sur un ensemble de savoirs, de savoir-faire et de savoir- être intégrés, significatifs et nécessaires pour la résolution des problèmes scolaires et ceux de la vie courante ». Ainsi, les programmes scolaires ont été réécrits sous la forme de référentiels. L’APC a d’abord été adoptée depuis 1996 dans l’enseignement élémentaire, avec l’élaboration et la mise en œuvre du curriculum de l’éducation de base (CEB). Le processus est marqué par plusieurs moments: construction et mise à l’essai d’un livret horaire programme LHP (phase I) de 1996 à 2003, pause stratégique à la mise en œuvre (phases II et III) de 2004 à 2010, et l’appropriation du curriculum national par les régions en termes de gestion (phase IV), de 2011 à 2015 (Sambe, 2008). La mise à l’essai effective a démarré en novembre 2005 dans le préscolaire, et la généralisation effective dans toutes les petites et moyennes sections pendant l’année scolaire 2007-2008. Depuis 2012, l’implantation a été généralisée à tous les niveaux du primaire. Puis, par souci de cohérence et de continuité dans le système éducatif, les curricula des autres ordres d’enseignement furent révisés. Les axes majeurs de cette réforme curriculaire sont : une redéfinition du profil de l’élève sortant de l’enseignement moyen ; la mise en place d’un dispositif de requalification du personnel enseignant ; l’amélioration de l’environnement scolaire pour une meilleure prise en charge de la qualité des apprentissages ; et l’implication de la communauté éducative..
Toujours dans la perspective d’amélioration de la qualité de l’éducation, les Nations Unies ont adopté, en septembre 2015, l’agenda 2030 comportant les 17 Objectifs de développement durable (ODD), dont le n° 4 vise à : « assurer l’accès de tous à une éducation de qualité sur un pied d’égalité, et promouvoir les possibilités d’apprentissage tout au long de la vie ». L’Union africaine (UA) élabora ‟son” agenda 2063, dont l’un des domaines prioritaires, pour les dix premières années, porte sur « la révolution de l’éducation et des compétences en science, technologie et innovation (STI) ». L’objectif étant d’avoir des citoyens bien formés et suffisamment qualifiés en STI. Le Sénégal a élaboré le nouveau cadre de référence des politiques d’éducation et formation, dénommé Programme d’amélioration de la qualité, de l’équité et de la transparence (PAQUET) 2018-2030, produit d’un large processus participatif d’actualisation du Programme d’amélioration de la qualité, de l’équité et de la transparence – secteur Education et formation (PAQUET-EF) 2013-2025. Ainsi, le Gouvernement du Sénégal visait non seulement « à approfondir et à consolider les acquis de la décennie précédente », mais aussi « à réajuster les options éducatives par l’articulation de ce programme aux dynamiques observées au plan national et international ». Le ministère de l’éducation nationale a mis en place le Projet d’appui au renouveau des curricula (PARC), qui s’inscrit dans le PAQUET, et qui prend en charge la nécessaire harmonisation des programmes, par la mise en adéquation des « démarches et procédures entre les ordres d’enseignement ». Il s’agit des niveaux préscolaire, élémentaire et éducation de base des jeunes et des adultes (EBJA), ainsi que l’enseignement moyen. Intégrant le processus d’harmonisation du baccalauréat entre les pays membres de l’UEMOA entamée depuis 2007, suite à la directive n° 02/2007/CM/UEMOA, le PARC s’adosse « aux profils de sortie, aux compétences terminales et au système d’évaluation, stabilisés par la Commission en charge de l’Education et de la Formation au sein de cette institution d’intégration sous régionale. » (op. cit.) Le baccalauréat sénégalais est soumis à cette réglé.
Le passif des assises de l’éducation et de la formation : Dès son accession à la magistrature suprême, le Président Macky Sall, sans doute conscient de la fragilité de notre système éducatif, et du fait que notre pays n’a de meilleure richesse que ses ressources humaines, a convoqué les Assises nationales de l’éducation et de la formation (ANEF) en vue d’une refondation. Il s’est agi non pas de solliciter les experts, comme le fait le ministère de l’éducation nationale, mais de retourner la parole aux sénégalais pour définir le type d’homme et de femme à former, le système éducatif à mettre en place, et le mode de gouvernance approprié. Lors de l’atelier de lancement des ANEF, le Ministre de l’Education a indiqué que « l’expérience a fini de montrer que si réformer peut se décider vite, la refondation nécessite un travail en profondeur et dans la durée, mené de façon méthodique et consensuelle». La démarche des Assises s’est voulue alors inclusive et participative, conduite en plusieurs étapes, combinant le dialogue social avec les concertations régionales, les commissions thématiques, les contributions écrites, les auditions d’autres personnes ou organisations-ressources comme des chefs religieux, d’anciens ministres ayant présidé aux destinées du système et d’organisations impliquées dans la vie de l’école. Les constats ont été unanimes que l’éducation était traversée à la fois par une crise de vocation, car les jeunes s’orientent de plus en plus vers d’autres lieux de valorisation personnelle et de réussite individuelle au détriment de la quête de l’excellence du système éducatif ; et une crise de confiance surtout envers l’école publique et entre certains acteurs de l’école, malgré les efforts et sacrifices consentis, les moyens alloués à notre système éducatif, l’ouverture consentie envers ses acteurs et le dialogue politique et social autour de la définition de ses orientations et de la résolution de ses difficultés. D’où la nécessité de mise en œuvre d’une politique sectorielle fondée sur des bases nouvelles et consensuelles, bâtie à travers un processus inclusif de concertation sur l’ensemble du territoire national. Les défis tournent essentiellement autour de la construction de l’école de la réussite consistant à instruire, socialiser et qualifier dans une perspective d’apprendre à apprendre et d’apprendre à entreprendre. Ce qui nécessite l’édification d’une école sénégalaise unifiée, la professionnalisation des personnels, la réalisation de l’efficacité interne et externe du système d’éducation et de formation, l’autonomie et l’ouverture sur le milieu, la promotion d’une démarche inclusive, entre autres. Le processus des assises a été couronné en août 2014 par un séminaire de quatre jours ayant réuni toute la communauté sénégalaise et produit un rapport avec des recommandations pertinentes ainsi que des instruments tels qu’un sermon de l’enseignant, un pacte de stabilité, etc. ; et un conseil présidentiel qui a pris onze décisions présidentielles. Les attendes du Comité de pilotage des ANEF étaient, notamment la définition d’une nouvelle lettre de politique sectorielle, une nouvelle loi d’orientation et une réécriture des programmes scolaires, conformément à la volonté de la communauté. Mais, que nenni. Et, l’on parle de réforme des programmes sans faire état des ANEF. Le ministère doit indiquer clairement les fondements de cette réforme, ainsi que les bases administratives et législatives, avant d’engager une quelconque révision des contenus. La seule justification ne saurait être l’évocation des séries de réformes que notre système éducatif a connues. L’école est un bien précieux aussi bien pour les générations présentes que futures.
Mamadou Lamine DIANTE
Maître en Sciences de l’éducation et de la Formation